Notre-Seigneur, voulant voir par lui-même les gens endurcis de Theneuille, quitta le ciel en emmenant avec lui Saint Pierre et se mit en marche pour visiter ce pays. Les deux voyageurs arrivèrent à Theneuille un soir, par une pluie battante. Personne dans ce bourg déjà gros ne voulut prendre pitié d'eux et les recevoir. Les étrangers se rendirent enfin à une maison à laquelle ils n'avaient pas encore frappé; C'était chez un maréchal, également aubergiste, qui paraissait un des plus aisés de l'endroit.
Cet homme les reçut avec affabilité, les fit chauffer et leur donna à manger; il leur déclara ensuite qu'à son grand regret, il lui était impossible de les coucher. Le seul lit dont il pouvait disposer se trouvant dans une chambre où une noce devait venir bientôt danser pour une partie de la nuit, il ne lui était pas possible de leur offrir. Saint Pierre dit à l'aubergiste que, s'il le voulait bien, ils accepteraient très volontiers ce lit, dans lequel ils seraient encore beaucoup mieux que dehors.
Après avoir achevé leur repas, les voyageurs se couchèrent et la noce arriva peu de temps après. Saint Pierre était sur le devant du lit et Notre-Seigneur dormait près du mur. Ne pouvant s'endormir, Saint Pierre regardait comment on dansait en Bourbonnais. Tout à coup, un des convives aviné dit aux autres aussi avinés que lui : "Voyez cet individu qui nous espionne de son lit; je vais lui donner deux ou trois calottes pour lui apprendre à vivre". L'ivrogne exécuta immédiatement sa mauvaise action.
Le prince des apôtres, ainsi morigéné et corrigé, se cacha dans les draps et demanda à son maître qu'il venait de réveiller s'il voulait le laisser passer du côté de la muraille. Le bon Sauveur consentit à sa demande avec sa bienveillance habituelle. Quelques instants après, Saint Pierre ne dormant pas mieux que la première fois, regarda encore ce qui se passait. Le misérable qui l'avait souffleté s'en apercevant dit à ses camarades : "Depuis que j'ai corrigé celui de devant, il ne bouge plus, la leçon lui a servi; mais voyez, celui de derrière se met à son tour à nous dévisager; je vais lui donner sa part". Pendant qu'il donnait une nouvelle correction à Saint-Pierre, l'aubergiste entra dans la chambre, courroucé de la conduite odieuse de cet ivrogne, il le souffleta et mit à la porte toute la noce. Le malheureux apôtre fut naturellement ravi et reconnaissant de la belle conduite du maréchal.
Le lendemain, après le déjeuner, pendant que Notre-Seigneur, assis dans une bergère se chauffait, Saint Pierre alla régler le compte des dépenses avec le maréchal occupé à son travail dans sa boutique. L'aubergiste ne voulut rien prendre, disant "Je connais trop le malheur pour ne pas prendre pitié des malheureux". L'apôtre, déjà reconnaissant de ce que le maréchal avait fait pour lui et touché de plus de sa grande générosité, lui dit : "Mon ami, puisque vous êtes si bon pour moi, je vais faire pour vous ce que je ne ferais pas pour d'autres. Vos paroles me font croire que vous avez de grandes peines. Eh bien! je suis Pierre, le portier du Paradis, et celui qui est avec moi est mon excellent maître Notre-Seigneur. Si vous avez besoin de quelques grâces, profitez du moment et demandez-les-lui avant son départ". Saint Pierre alla aussitôt annoncer au Sauveur que l'aubergiste ne voulait rien accepter pour les dépenses qu'ils avaient faites.
Jésus-Christ remercia l'habitant de Theneuille qui suivait l'apôtre. Le pauvre homme, se jetant à genoux, lui répondit qu'il avait fait bien peu de chose et que cependant il lui demanda : 1° que celui qui s'assoirait dans la bergère dans laquelle il était assis ne pût se relever sans sa permission, 2° que celui qui entrerait de lui-même dans le sac qu'il tenait sous son bras ne pût en sortir sans sa permission; et enfin 3° que ceux qui voudraient lui faire de mal se battissent ensemble lorsqu'il jouerait de la petite flûte placée sur la cheminée. Ce ne devait être que pour une fois et pas contre des créatures humaines. Saint Pierre, qui s'était aperçu que l'aubergiste était allé chercher de l'eau fort loin, demande alors à son divin maître pour les habitants de Theneuille une fontaine plus rapprochée d'eux. Jésus accorda les trois grâces de l'aubergiste, fit couler près de là, sur un bord de chemin, une belle fontaine appelée encore fontaine de Saint Pierre et partit.
On comprendra aisément combien fut grande la joie du maréchal lorsqu'on saura que cinq ans auparavant, cet homme se trouvant par suite de malheurs complètement ruiné, avait pris une corde et s'était rendu dans la forêt de Civrais pour se pendre. Avant de faire définitivement le coup, il appela, selon l'usage, trois fois : "Satan, viens donc à mon secours". Le démon, toujours vigilant, se présenta à l'instant même et lui donna l'argent qu'il demandait à la seule condition que dans cinq ans, il lui appartiendrait. Le diable devait justement venir le chercher le lendemain, car les cinq ans étaient expirés.
Belzébuth vint en effet le lendemain matin et le maréchal le fit asseoir dans la bergère, pendant qu'il se débarbouillait un peu. Ne pouvant ensuite se lever, Satan, tout confus et furieux, accorda cinq autres années à l'aubergiste et s'en allat en rageant. Il fut, on le pense bien, très mal reçu par ses frères lorsqu'il arriva aux enfers sans sa proie. On le traita de maladroit et on lui fit endurer les plus terribles tourments.
Cinq ans après arriva un autre diable, mais un malin, cette fois. Il commença par déclarer au maréchal qu'il ne voulait ni entrer dans sa maison, ni s'asseoir, il ajouta qu'il ne se laisserait pas prendre comme l'imbécile qui était venu avant lui. L'aubergiste partit avec lui et lui fit ses compliments sur son adresse. Tout alla bien pendant quelque temps mais tout à coup, ils aperçurent quelque chose de blanc. C'était un moine de l'Ermitage, près de Saint-Pardoux, qui portait le saint viatique à un ouvrier malade. Satan se trouva alors dans le plus cruel embarras et s'écria qu'il ne voulait voir ni celui qui portait ni celui qui était porté. Il ne pouvait naturellement pas prononcer les noms. Il se jeta précipitamment dans les broussailles où il ne put suffisamment se cacher. Le maréchal, pour lui venir en aide, lui lança son sac, et se mit à genoux, car le prêtre arrivait près de lui. Pour être mieux caché, le démon s'enfonça dans le sac la tête et la moitié de corps. C'était précisément ce que désirait l'aubergiste. Quelques instants après, le maréchal dit à son compagnon qu'il pouvait sortir sans crainte. Le diable ragea, hurla, se roula, mais, ne pouvant sortir du sac, il fut obligé d'accorder encore cinq années. Que l'on devine la réception qui lui fut faite dans les enfers.
Enfin cinq années s'étant écoulées, vint le grand maître qui l'emmena sans peine et l'introduisit dans l'enfer aux grands applaudissements de tous les diables. Toute la gent satanique se préparait à se précipiter sur le malheureux tavernier. L'habitant de Theneuille, quelque peu avocat et philosophe, ne s'épouvantait cependant pas trop et n'était pas fâché de voir de près ce qui se passait dans ces sombres régions.
Le grand maître fit placer tous les diables en cercle autour de l'aubergiste et dit d'une voix foudroyante : "Mes frères, cet homme s'est joué de nous. Que tous ensemble nous lui faisions expier son crime !" La meute satanique s'élançait avec rage sur le maréchal, lorsque celui-ci se prit à jouer de sa flûte. Alors commença un combat vraiment infernal. Tous les diables étaient en mouvement et se rossaient entre eux en ordonnant au joueur de sortir de leur royaume. L'aubergiste se fit enfin donner une grosse somme d'argent et reconduire à Theneuille. Les diables lui jurèrent qu'ils ne le recevraient jamais plus chez eux, ce qui ne le chagrina pas trop.
De retour dans sa maison, le maréchal fit bâtir un château auquel il donna le nom de Motte. En reconnaissance des grâces que Notre-Seigneur lui avait accordées, il fit construire auprès de ce manoir une grande et belle chapelle. Enfin pour exprimer sa gratitude à Saint Pierre, il le choisit pour le titulaire et le patron de la chapelle qui sert aujourd'hui d'église paroissiale.